Qu’étaient les Gentils-hommes Verriers
Après 1340 donc, le clergé et la grande noblesse cherchent à mettre en valeur ces forêts qu’ils s’approprient et y installer des ateliers à leur dévotion. Ils feront appel à des verriers d’Allemagne ou d’Italie. Ainsi en Lorraine, les moines de Saint-Quirin installent des verriers allemands en forêt de Darney et en 1369 le duc de Lorraine leur accorde la Charte des Verriers. Il les reconnaît comme « chevaliers, écuyers et gens nobles du duché », avec tous les droits et privilèges y afférents. Ces verriers lorrains essaimeront par la suite jusqu’au sud du massif central, par exemple les Hennezel dans le Tarn. Ainsi en Provence, le duc fait venir des verriers d’Altare, en Ligurie, dont les patronymes se franciseront peu à peu, et il les anoblit, quoiqu’avec un certain délai. Pour le Languedoc, au nom du roi Charles VII, la charte de Sommières octroie en 1445 le privilège héréditaire de la verrerie de luxe à des gentilshommes s’engageant à ne transmettre cet art qu’à leurs descendants nobles par leurs deux géniteurs, à l’exclusion donc des bâtards, et à n’exercer aucun acte de commerce, qui les ferait déroger à leur condition noble. Doit-on supposer qu’avant 1445 le métier du verre de prestige était ouvert à tous en Languedoc et que le roi l’aurait alors « privatisé » moyennant finances ? On ne sait pas trop. En revanche, la fabrication de verres à vitres semble demeurer dans le commun. Ainsi la hiérarchie des ordres se réfléchit jusque dans les arts du verre, en attribuant à des nobles le privilège de confectionner les articles de luxe et en laissant au tiers-état le soin de fabriquer les objets de grande consommation.

Quoi qu’il en soit, les premiers nobles verriers apparaissent dans les archives vers la fin du XVème siècle et notoirement, dans le Tarn, à Revel, Amiel de Robert, l’ancêtre de tous les Robert. Mais lorsque l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert exposera sur une vingtaine de pages la technique du verre, elle n’aura pas un mot pour la noblesse verrière.
Les privilèges de cette noblesse artisanale sont surtout l’exclusivité du droit de souffler le verre et l’exemption des impôts de droit commun : taille, subsides ordinaires et péages. En revanche, les verriers doivent payer patente.
Ces gentilshommes verriers restent cependant au plus bas de la hiérarchie nobiliaire. Ils ne sont qu’écuyers (du latin:« equus », cheval), c’est-à-dire nobles servant à cheval, par opposition aux roturiers qui combattent à pied. Ne possédant ni fiefs éminents, ni grands domaines, ni grosses rentes, ils n’appartiennent pas à la noblesse de Cour. Aucun gentilhomme verrier ne se verra présenter au roi, ni à Paris, ni plus tard à Versailles. Chacun n’en porte pas moins le chapeau et l’épée au flanc. Il faudra les guerres de l’Empire pour que l’un d’eux approche l’empereur et accède à la dignité de baron, en reconnaissance de ses faits d’armes : le général baron Paul de Verbigier de Saint-Paul.
Sous l’Ancien Régime, le travail de la verrerie n’accapare pas tous les nombreux rejetons de ces lignages et beaucoup de leurs jeunes gens s’engagent au service armé du roi sur les frontières ou dans les garnisons. SAINT-QUIRIN énumère de nombreux descendants des familles verrières qui sont officiers des armées. En 1664, Louis XIV confirme dans sa noblesse Jean de Robert, sieur de Ségala, de Labruguière, près de Castres, qui fut mousquetaire aux batailles de Bapaume, Rocroy ou Rethel, et se retrouve capitaine d’une compagnie d’un régiment royal d’infanterie. En 1692, un sieur de Robert- Lassagne est dragon au régiment de Valençay. Jean -François de Robert, né à Saint-Pons, est capitaine en 1658, puis aide-major à Montmédy en 1660, et fonde toute une dynastie militaire de Robert- Talibert, dont l’un des héritiers sera en 1745 capitaine au régiment de Foix.
Les gentilshommes verriers sont-ils si pauvres qu’on l’écrit souvent? Sans doute leurs charges sont-elles lourdes: il leur faut amortir leurs fours sur cinq ou six mois seulement d’activité hivernale, acquérir en masse du bois, du groisil et des ingrédients, payer les nombreux paysans qui les aident, concéder une marge aux distributeurs et souvent leur faire crédit, assumer les pertes… On conserve des traites qui témoignent de leur manque de trésorerie. Mais pauvres en définitive ? La chose reste discutée, parce que la dissimulation fiscale sévit d’ores et déjà. Au moins faudrait-il distinguer les patrons des salariés. Certains chefs de famille acquièrent des bois et des terres qui en font des propriétaires fonciers. On leur attribue même des cheptels de plusieurs centaines de têtes. D’autres verriers, moins heureux, restent salariés. En tout cas, l’exercice de la distribution leur est refusé et incombe aux dynasties de colporteurs, au moins jusqu’à l’abolition des privilèges en 1789.
Sont-ils peu considérés par la noblesse d’épée ou de robe ? La chose n’est guère douteuse. Trop de faits l’attestent. Citons par exemple cette savoureuse anecdote que SAINT-QUIRIN prête au bon roi Henri IV. Celui-ci roulait en carrosse au travers d’une forêt, quand sa troupe fut bloquée par un amas de gens. « Que se passe-t-il ? – Sire, ce sont des souffleurs de bouteilles qui coupent des arbres pour leurs fours.- Oh alors, qu’ils viennent plutôt souffler dans le cul de mes chevaux pour les faire avancer plus vite ! ». En 1789, l’assemblée de la noblesse à Saint-Girons rechigne à recevoir en son sein tous ces gentilshommes gagnant leur vie de leurs mains et de leur bouche. Ils n’ont pas ces beaux chapeaux à plumes sous lesquels les députés nobles défileront à l’ouverture des Etats Généraux de mai 1789. Sans compter les maladies professionnelles, dont on ne parle jamais, mais dont les séquelles se voient à l’œil nu, ne serait-ce que les brûlures et la déformations des lèvres !
Au seizième siècle, la majorité des gentilshommes verriers rallient la Réforme de Luther ou Calvin. Quelques uns demeurent catholiques ou se reconvertissent après la révocation de l’Edit de Nantes. En effet, on ne peut pas dissocier la réforme protestante de la révolution industrielle du XVIème siècle, car les villes industrielles ainsi que les artisans forment les gros bataillons des réformés, tandis que la rente agraire, foncière et minière fait la base sociale du catholicisme. Donc en gros, si l’on veut, imprimeurs, artisans et verriers d’un côté, hobereaux, moines et paysans de l’autre. En 1745, le pasteur du désert Antoine Court note que la majorité des verriers étaient encore réformés au début de son siècle. Néanmoins tous ces gentilshommes restent royalistes, avant comme après la Révolution. Les recensements des nobles verriers que le viguier de Sommières opère en 1675, 1718 et 1753, pour démasquer et évincer les usurpateurs, sont bien accueillis de leur part et d’ailleurs les maintiennent dans leur condition privilégiée.
En effet, une préoccupation majeure de l’Ancien Régime est d’éviter l’usurpation des titres de noblesse par les roturiers désireux d’éluder les charges fiscales du tiers-état. Le roi prescrit périodiquement la vérification des titres de noblesse et les prétendus nobles qui ne peuvent satisfaire à cette obligation sont en principe ravalés à la condition roturière, sauf s’ils paient leur rachat moyennant finances. Ou bien des jugements sont rendus sur pièces pour chaque cas litigieux ; ou bien l’intendant de la région considère que tel particulier est de noblesse assez notoire pour n’avoir rien à produire. François 1er ordonne en 1546 le premier dépistage des « faux nobles » et Louis XV en 1726 le dernier. On ne mesure plus bien aujourd’hui combien cette police des titres crée d’angoisses et de frustrations. Les retranchements de la noblesse affectent, pensent les historiens, un gros tiers des effectifs et causent des ressentiments qui expliqueront en partie l’abolition radicale de la noblesse en 1789. Les archives des gentilshommes verriers portent les stigmates de ces peurs. On y lit qu’ayant produit leurs titres, la plupart des verriers sont « maintenus » dans l’ordre de la noblesse, mais que d’autres, ne les ayant pas produits à temps, en sont déchus. Ces titres faisant preuve sont des actes de naissance ou de mariage, des testaments ou des contrats, mais dont les vérificateurs estiment que beaucoup sont falsifiés. En effet, la fabrication de faux titres de noblesse est sous l’Ancien régime une activité florissante, puisqu’en 1698 un certain Maurel est pendu à Montpellier pour en avoir confectionné et vendu.
Il arrive que le roi abolisse rétroactivement tous les titres de noblesse octroyés depuis trente ans ou même un siècle. Ce qui oblige les intéressés, s’ils veulent demeurer nobles, à payer une soulte Ce qui explique peut-être aussi pourquoi en 1753 Jean de Robert Montauriol fait remonter aux Croisades la noblesse des lignages verriers. Il vaut mieux prendre quelques siècles d’avance !
Alors même que l’ère des Lumières commence et que le progrès industriel s’affirme, ces gentilshommes verriers participent de tout cœur à la résistance au changement qu’on appelle la « révolte nobiliaire ». En 1753, devant l’assemblée des verriers réunie à Sommières, Jean de Robert Montauriol, résidant au Carla-le-Comte, se prévaut des Croisades pour dénoncer les verriers qui acceptent comme ouvriers des étrangers non nobles, ou, étant nobles, travaillent à des verreries gérées par des roturiers. A l’unanimité l’assemblée interdit aux verriers de vendre au détail hors des murs de leur verrerie, de s’associer directement ou indirectement à un roturier, de lui prêter leur nom et à tout ouvrier noble de prendre du service dans une verrerie gérée par un roturier.
Dans la seconde moitié du XVIIIème siècle, le déboisement des collines est devenu assez critique pour que les pouvoirs publics veuillent désormais refouler les verreries sylvestres au sommet des Cévennes et favoriser les seules verreries au charbon de terre. Mais les gentilshommes résistent à ce changement de source d’énergie en arguant que la pureté de leur race serait ternie par l’usage du charbon. Comment, arguent-ils, faire des verres d’un blanc noble avec de la houille aussi noire ? Alors que la Révolution abolit les privilèges, la noblesse et les particules, la plupart résistent à la République et, dès la Restauration de 1815, reprennent leurs titres et leurs noms à particules. Rares sont ceux qui ne relèveront pas leur ancien patronyme, comme les Suère, qui en 1789 s’appelaient les sieurs de Suère.

Sous la monarchie de Juillet, dans les années 1830, un pasteur desservant les temples du Couserans en Ariège observe que les verriers soufflent dans leur canne en gardant le poignard au côté, comme signe d’une noblesse à laquelle ils ne renoncent pas. L’obéissance à la charte de Sommières les oblige encore à n’épouser que des conjoints de « noble extraction », ce qui explique l’endogamie persistante entre les lignages nobiliaires, telle qu’on l’observe dans les arbres généalogiques jusqu’à la fin du XIXème siècle. Même l’obligation de noblesse par les deux géniteurs est maintenue. Et là je vais parler de mes propres aïeux. Mon trisaïeul Alexandre de Robert-Bousquet (1814-1882) fut gentilhomme verrier et souffla le verre à Pointis-Mercenac en Ariège, jusqu’aux années 1860 environ, mais ayant épousé une roturière, Catherine Boubila, il fit perdre cette qualité à son fils Léopold, mon arrière-grand-père, né en 1844 à Pointis, et qui fut obligé d’aller se faire embaucher comme souffleur de porons aux Verreries de Moussans dans l’Hérault.
Avec la mécanisation, les industries verrières se concentrent et se localisent dans les grands bassins de main d’œuvre et de charbon. En 1853, la Compagnie générale des verreries de Loire et du Rhône réunit déjà 3.000 salariés autour des mines de houille du bassin de Saint-Etienne; en 1855, la société verrière de Saint-Gobain fusionne avec Saint-Quirin en Moselle; après 1883, les verreries sylvestres de Pointis-Mercenac disparaissent et, en 1893, les verreries de Moussans (Hérault), bien qu’elles utilisent le charbon. Ces concentrations se font au détriment des gentilshommes verriers. Devenus simples ouvriers qualifiés, ils forment une association dans le but de maintenir leur haut niveau de salaire et de se réserver par filiation le monopole de la profession. Ils organisent des grèves pour s’opposer à l’embauche d’ouvriers étrangers. A la suite de l’une d’elles, particulièrement âpre et qui dure 317 jours, ils créent la première coopérative ouvrière, à Rive-de-Gier, dans la Loire. Cela s’appelle la prolétarisation.
Ainsi la fin des verreries sylvestres met fin aux gentilshommes verriers, qui dès lors se dispersent aux quatre vents.